samedi 13 mars 2010

"Ce qu'il y a d'admirable dans le bonheur des autres, c'est qu'on y croit"

Depuis toujours, l’homme se compare à ses congénères, et c’est précisément cet acte d’observation d’autrui qui est à la base de l’évolution de l’humanité. Dans la tendance égoïste qu’il a de toujours jalouser le bien d’autrui, il tente sans cesse de le surpasser. Et pour cause, le bien est cet outil qui favorise la séduction, et par conséquent la reproduction.
Dans cet état d’esprit, et de surcroît dans une société dont il est devenu le saint Graal, nous sommes nombreux à nous comparer sur le critère du bonheur, ce bien si précieux. « Ce qu’il y a d’admirable dans le bonheur des autres, nous disait Marcel PROUST, c’est qu’on y croit ». En d’autres mots, il voulait nous dire ceci : nous avons en chacun de nous l’intime conviction que le bonheur existe, qu’il ne se manifeste qu’au dehors de nous et que cette conviction s’avère étonnante, bien que compréhensible à la fois.
Nous verrons au cas par cas quels éléments jouent aujourd’hui un rôle dans la perception du bonheur, du nôtre et celui d’autrui. Je montrerai comment ceux-ci rendent notre réaction face au bonheur des autres étonnante, puis compréhensible. Enfin, je montrerai comment d’autres ingrédients peuvent apporter une réponse à ce fait social.



[Ce qu'il y a d'admirable dans le bonheur des autres, c'est qu'on y croit, M. PROUST]

Une des premières choses qui saute aux yeux lorsqu’on lit cette parole, c’est la place qu’y occupe l’apparence. En effet, dans notre société occidentale, l’apparence revêt, malheureusement peut-être, une importance capitale. Un exemple parmi tant d’autres : l’élection d’un homme politique à la tête d’une instance gouvernementale ne dépend que de l’image que les électeurs veulent qu’il donne de lui-même, via les médias, et non de ses réelles compétences parlementaires. L’apparence devient donc cet outil indispensable pour la séduction d’autrui.
Ensuite, dans notre société, le bonheur est devenu un véritable symbole de réussite : qui a réussi sa vie est forcément heureux. Il est donc devenu primordial d’exhiber son bonheur, ou du moins de donner l’apparence de vivre heureux parce que c’est à l’aune de son bonheur que l’on sera jugé des autres. C’est pourquoi l’on s’affiche aujourd’hui heureux, comme l’on s’affichait jadis avec une calèche ou des domestiques dans les rues de Paris. Ceci à la différence près que l’on peut s’afficher heureux, sans se le croire réellement.
De plus, notre société a fait passer le bonheur du stade de droit à celui de devoir. En effet, pendant longtemps, la religion catholique promettait à l’homme l’accès au bonheur dans l’au-delà, à condition d’avoir mené sa vie pieusement. Aujourd’hui, notre société laïcisée rejette ce bonheur dogmatique et le fait passer au stade de devoir. Citons Karl MARX qui disait : "abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel". Le bonheur est donc devenu cette obligation, ce poids qui, paradoxalement, s’ajoute aux problèmes auxquels nous sommes confrontés au quotidien. C’est d’ailleurs cet argument là dont ce sert le secteur publicitaire. Les publicités nous promettent plaisir, bien-être, confort de vivre,… tous ces éléments indispensables au bonheur, à condition de se procurer leurs produits. On utilise donc notre devoir de bonheur dans le but de faire naître en chacun l’envie d’acheter ce qu’ils vantent.
Ainsi, le bonheur est devenu une véritable raison de vivre pour des millions d’occidentaux, et il s’installe une espérance en chacun d’eux, celle d’accéder au bonheur.
Mais cette quête, cette euphorie perpétuelle selon BRUCKNER, est le plus souvent vaine, ou du moins insatisfaisante. En effet, le bonheur est cet état de conscience qui ne se vit que dans l’instant. Si ce bonheur venait à entrer dans la routine, si tous nos rêves venaient à se réaliser, il ne serait plus considéré comme tel. Et pour cause, le plaisir se trouve dans ce qui change du quotidien, dans la diversité du réel, et non dans l’avarice des songes. Il est donc compréhensible que nous croyions au bonheur des autres, parce que la diversité de la routine des autres contraste avec la nôtre.
L’espoir d’accéder au bonheur est donc progressivement remplacé par celui d’être du moins plus heureux que l’autre. C’est pour cela même que l’on croit l’herbe d’autrui plus verte que la sienne, dans un souci d’ensuite la mieux entretenir que les autres. Et, par ce biais, le mal-être devient vite cette source nauséabonde, qui doit absolument être cachée d’autrui. C’est ainsi que l’on trouve un réconfort plus ou moins conscient dans le mal-être de l’autre. J’en prends pour exemple le rapport que nous entretenons envers les stars. Nous les vénérons pour ensuite mieux se délecter de les voir retomber au niveau du plus commun des mortels, comme un soufflé qui avorte. Cela nous apporte la preuve, le réconfort, que nous sommes tous égaux face au malheur, ou plutôt face à l’inaccessibilité du bonheur.
Le très lucide Marcel PROUST viendrait donc dénoncer le fait que, dans notre société, l’on ne consacre pas assez de temps à rechercher ce qui se revêt derrière l’apparence. Et pour cause, en vivant toujours à toute allure, parce que « le temps, c’est de l’argent », en courant sans cesse pour fuir l’inoccupation, on a plus le temps, ni l’envie de s’investir dans la recherche de ce qui se cache derrière le paraître. Il est tellement plus facile, et rassurant, de s’en tenir aux apparences.

Oui, il est rassurant de croire aux apparences, car croire aux apparences, c’est croire au bonheur des autres. Or, notre finitude de mortel nous pousse à penser que le bonheur, si mythique qu’il soit, existe, dans un souci continu de réussir sa vie, de la vivre « à fond ». En effet, une vie « ratée » est la hantise de tout individu mortel. Donc, par la conscience que nous avons de notre finitude de mortel, nous avons sans doute besoin que le bonheur existe. Et le fait de voir le bonheur chez les autres nous en apporte une preuve irréfutable.
Nous savons également que l’homme a une grande propension de jalouser le bien d’autrui. Et aujourd’hui plus que jamais, le bonheur est devenu un bien précieux entre tous. Précieux, parce qu’il est insaisissable et recherché par tous. Or, il est très difficile de se questionner sur la réalité de l'existence de ce qu'on envie chez l'autre. Et puisque, comme nous le dit Pascal BRUCKNER dans son essai sur le devoir de bonheur, se questionner sur son bonheur, c’est s’en séparer, il est plus facile de croire à un hypothétique bonheur des autres qu’au sien. Ce bonheur n’existe donc précisément que parce qu’il s’agit de celui de l’autre.

En conclusion, nous croyons au bonheur des autres dans une insatisfaction perpétuelle de notre vie de mortel. De plus, ayant pour raison de vivre l’accès à un bonheur supérieur, chaque individu considérera comme rassurant le fait de trouver ce bonheur chez l’autre. Au-delà de cela, la diversité des apparences que l’on envie chez l’autre nous pousse également à y croire. Il s’agit donc d’un comportement compréhensible, mais également surprenant, s’il l’on considère que le bonheur des autres n’est qu’un leurre auquel nous nous obstinerons toujours à croire.

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